«Tout part de soi.»
«Quand on veut on peut.»
«Prioriser son bien-être est un choix.»
Voici un message que l’on reçoit un peu partout, particulièrement dans l’industrie du bien-être (croissance personnelle, alimentation, activité physique, santé mentale, etc.) À prime abord, ça semble assez inoffensif, voire même motivant comme propos. Mais est-ce vraiment le cas?
Je suis Charlie-Maud Gingras, travailleuse sociale. J’ai fondé Autrement, clinique psychosociale afin d’aborder la santé mentale dans une ambiance décomplexée.
Aujourd’hui, je vous invite à réfléchir aux origines de cette ère de «responsabilité individuelle» dans le domaine du bien-être ainsi qu’à ses impacts pour enfin mettre des mots sur ce que vous ressentez peut-être parfois.
Un peu de contexte
On veut bien faire, tout faire, le faire rapidement et idéalement sans aide.
Ça sonne familier? Je ne vous apprends probablement pas grand-chose en vous disant que nous vivons dans une société de performance, de productivité et d’individualisme. Le capitalisme et le néolibéralisme ont un discours similaire: la réussite personnelle dépend de la détermination individuelle.
Pendant ce temps, l’industrie du bien-être prospère, étant l’une des plus lucratives à l’échelle mondiale, avec une valeur estimée à près de 7 milliards de dollars US d’ici 2025. Industrie qui véhicule allégrement ce même message.
Ne vous méprenez pas, je ne suis pas en train de dire que tous les acteurs du bien-être sont mal intentionnés. Loin de là. Je veux surtout ouvrir la réflexion sur les dérives possibles d’un discours trop individualisant.
Un discours attirant et aidant jusqu’à un certain point
Cette responsabilisation individuelle comporte certains avantages et attraits. Elle offre un sentiment de contrôle sur sa vie et ce sentiment a des liens étroits avec le bien-être psychologique. Cela rejoint notre désir d’autonomie et d’autodétermination. Elle peut également venir renforcer notre sentiment d’auto-efficacité. Cependant, ce modèle a des limites, à commencer par le fait que nous n’avons pas tous accès aux mêmes ressources.
Qu’est-ce qui influence la santé et le bien-être?
Il serait si simple que tout soit une question de volonté personnelle. Si on travaille assez fort, on y arrivera.
Vous voulez intégrer un entraînement de 30 minutes tous les matins? Allez-y.
Vous avez envie de dire non, de mettre vos limites? Faites-le.
L’anxiété est trop présente dans votre vie? Méditez et faites du journaling.
Ces phrases ne tiennent pas compte de la big picture. La volonté est un bon point de départ, mais prise comme seul facteur, elle peut devenir réductrice. Voyons l’envers du décor.
L’entraînement de 30 minutes pour la maman d’un bébé en pleine régression de sommeil qui ne sait même pas si elle pourra retourner travailler faute de place en garderie. Vraiment juste une question de gestion des priorités?
Dire non et mettre ses limites dans un milieu de travail dans lequel il manque cruellement d’employés et où on vous met la pression d’en faire plus. Uniquement une question d’affirmation de soi?
Méditer et faire du journaling quand ce qui tourne en boucle est l’augmentation du coût de la vie et le taux d’intérêt de l’hypothèque qui grimpe. Peut-être pas toujours le plus aidant.
En fait, les facteurs qui influencent la santé et le bien-être sont tellement plus vastes. C’est ce qu’on appelle les déterminants sociaux de la santé. Le schéma suivant illustre les principaux. Vous remarquerez que les caractéristiques individuelles sont loin d’être les seules en cause.
Les impacts sur la santé mentale
Cette culture de la responsabilité individuelle peut avoir des conséquences profondes sur la santé mentale. Se sentir constamment sous pression pour prendre en charge notre propre bien-être peut entraîner de la culpabilité, des attentes irréalistes, de l’anxiété et du stress.
De plus, cela peut alimenter un sentiment d’impuissance lorsque nous ne parvenons pas à surmonter seules les défis auxquels nous sommes confrontées. Nous commençons à internaliser le message selon lequel nos difficultés sont le résultat de notre propre faiblesse ou de notre incapacité à « essayer assez fort ». Si on ne réussit pas, c’est un échec personnel honteux.
Quelques pistes d’action
Conscience et défusion
La bonne nouvelle, c’est que cet article vous a probablement déjà permis de réaliser l’omniprésence de ce message qui influence la perception de soi, des autres et du monde. Lorsqu’on en est consciente, il est alors possible de s’attraper lorsqu’on glisse dans des pensées automatiques teintées de « je devrais être capable si je veux vraiment».
Une fois qu’on a pris conscience d’une pensée de ce genre, idéalement on veut prendre une distance. La défusion cognitive peut aider à ce niveau. Par exemple:
« J’arrive pas à me sentir en équilibre entre ma vie personnelle et ma vie professionnelle, c’est parce que je gère mal mon temps et mes priorités»
VS
« Je remarque que je suis en train de penser que j’arrive pas à me sentir en équilibre entre ma vie personnelle et ma vie professionnelle parce que je gère mal mon temps et mes priorités»
Je ne gère pas mal mon temps et mes priorités. Je remarque que je suis en train de le penser. Nuance importante.
Raisons alternatives
En consultation, j’aime beaucoup donner cet outil à mes clientes. On se voit aller vers une phrase dévalorisante sur le fait de ne pas avoir accompli quelque chose, on s’oblige à identifier 3 autres raisons pouvant expliquer la situation.
Reprenons notre exemple de mauvaise gestion du temps et des priorités qui amènent à ne pas trouver l’équilibre travail-famille.
Quels seraient 3 autres explications possibles?
- Le manque de sommeil chronique qui joue sur mon énergie, mon attention et sur mon moral.
- Mon.ma conjoint.e a une plus grande charge de travail ces temps-ci et est moins disponible pour notre famille.
- Mon enfant ramène tous les virus de la garderie et je dois m’absenter du travail pratiquement chaque semaine.
Ça permet de voir les autres facteurs en cause que notre incapacité personnelle à y arriver.
Inspiration collective
Vous l’aurez compris, les pistes que je vous propose sont encore à l’échelle individuelle. Il demeure que la déconstruction de ce discours implique une responsabilité collective et politique. Plusieurs auteurs invitent à l’engagement citoyen et au renforcement des ressources communautaires, tout en favorisant la sensibilisation et la prévention à tous les niveaux de la société. Déjà en encourageant les discussions ouvertes et en soutenant les initiatives existantes, nous pouvons contribuer à améliorer le bien-être de manière collective et surtout moins culpabilisante. Pour réfléchir davantage à ces notions, je vous invite à visionner l’épisode 10 de la série Bonheur intérieur brut sur TV5.
Références :
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Hogg, R., & Seers, K. (2022). Wellness is not women’s friend. It’s a distraction from what really ails us. The Conversation. Repéré à https://theconversation.com/wellness-is-not-womens-friend-its-a-distraction-from-what-really-ails-us-177446
Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec. (2011). Portrait des caractéristiques des personnes itinérantes utilisatrices de services en hébergement d’urgence et des services d’insertion sociale et économique. Gouvernement du Québec. URL: https://publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2011/11-202-06.pdf
Ryan, R. M., & Deci, E. L. (2017). Self-determination theory: Basic psychological needs in motivation, development, and wellness. Guilford Publications.
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Zimmerman, B. J., Bandura, A., & Martinez-Pons, M. (2020). Self-motivation for academic attainment: The role of self-efficacy beliefs and personal goal setting. American Educational Research Journal, 29(3), 663-676.