Retournons dans le temps, à il y a près d’une dizaine d’années. Je suis à Luang Prabang au Laos, un pays où règnent la douceur et la sérénité. Dès l’atterrissage, mon système nerveux se dépose à un niveau si bas que je suis résolue à ne plus jamais retrouver mon état de stress familier (résolution qui sera à renouveler maintes et maintes fois au fil du temps). Ce village décoré de temples bouddhistes et de fleurs de lotus baigne dans une tranquillité palpable, une lenteur délectable. Des moines de tous âges se promènent paisiblement dans le silence. Mon intérieur y trouve son refuge.
Lors d’une fin de journée ensoleillée, je gravis les 228 marches qui s’élèvent depuis un monastère et qui mènent au sommet de la colline Phou Si. Là-haut, la pagode That Chomsi au pignon doré surplombe le village. On y profite d’une vue de la région de Luang Prabang sur 360 degrés, du Mékong et des rivières environnantes. La structure construite en 1804 offre une aura de sagesse. Nous sommes quelques touristes à nous y installer pour attendre le coucher du soleil. Et attendre… et attendre…et attendre…
Là-haut, il n’y a rien à lire, aucun dossier pouvant être avancé, aucune technologie pour nous distraire. Seul un amas de voyageurs attirés par la promesse d’un spectacle unique. Malgré l’énergie de douceur qui émane de l’endroit, un inconfort vibre en moi dans cette expérience de passivité. Je prends conscience d’un tiraillement interne : la pulsion d’être productive se manifeste au travers du désir de savourer le moment. Ça me semble si contre ma nature d’être assise là, à ne rien faire et à littéralement regarder passer le temps. Le ciel évolue dans une lenteur pénible. Près de deux heures à attendre quelque chose qui ne peut être précipité, à lutter contre mes impulsions qui cherchent à combler le vide par toute forme d’activité physique ou mentale. Je me concentre sur ma respiration. L’unique divertissement offert à moi consiste à regarder une série organisée de fourmis rouges qui cherchent de la nourriture. Mais le paysage est aussi si beau! Sans doute le meilleur exercice de tous les temps pour apprivoiser l’immobilité, pour pratiquer la pleine conscience, la sérénité, l’équanimité. Je m’efforce alors de méditer sur le processus subtil de transformation des couleurs dans ce ciel éclairci. C’est comme si l’univers avait conspiré à m’offrir le plus enchanteur des décors. Malgré tout, je dois constamment ramener mon esprit sur l’ici et maintenant; cet esprit aussi fuyant qu’un petit chiot hyperactif qui ne peut demeurer en place ni une milliseconde. Reviens ici. Je renouvelle sans cesse cette intention, sinon quoi mes pensées se propulsent dans l’avenir. Ce faisant, je perds la magie du moment.
C’est tout un entraînement mental digne d’une épreuve olympique.
Ce fut une expérience doublement magnifique : j’ai pu admirer un coucher de soleil d’une beauté mémorable. Dans l’entrefaite, j’ai pu observer au premier plan mes automatismes et l’activation de mes schémas : l’introjection de la haute vitesse de notre société, l’intériorisation des standards élevés liés à la productivité et à la performance, ma résistance à « être » plutôt qu’à « faire ». C’est comme si je me retrouvais dans une autre dimension où les valeurs et le rythme de vie étaient totalement à l’opposé de ce qui m’était tant familier.
Ce n’est rien de nouveau, notre société valorise la performance. Certains de nos schémas fondamentaux se rassurent dans la productivité. Nous retrouvons un confort dans l’efficacité par rapport au temps. Nous sommes accablées par la culpabilité lorsque nous nous permettons de ralentir. Il faudrait toujours en faire plus, plus vite et mieux.
Quelles sont les conséquences d’une vie excessivement orientée vers la performance, l’action et la productivité?
Vivre dans l’avenir
La survalorisation de la performance et de la productivité nous amène à vivre principalement dans l’avenir : toujours orientés vers les prochaines tâches, les choses à faire, les projets qui se multiplient. Nous disposons de peu d’espace mental pour vivre dans le présent. Nous éprouvons de la difficulté à contempler la beauté du moment. Nous vivons dans la quête effrénée d’une vie plus heureuse, ce qui, par le fait même, entrave notre bonheur. La satisfaction et le contentement ne viennent jamais. Nous savourons peu nos progrès ou nos accomplissements, déjà propulsés dans la planification du prochain succès convoité. Nous avons de la difficulté à ressentir l’état d’émerveillement qu’il est possible de vivre, même pour des petites choses simples de la vie.
Prédisposition à l’épuisement
En repoussant trop longtemps nos limites, nous nous subjuguons à un état de stress chronique. L’épuisement qui en découle se fait ressentir autant physiquement que psychologiquement. Le temps semble défiler en accéléré et nous nous sentons régulièrement dépassés par tout ce qu’il y a à faire. Nous pouvons constater une forme de désengagement ou de cynisme envers nos occupations, une perte de sens, une baisse de motivation et une diminution de l’efficacité générale. Certaines personnes sont incommodées par un brouillard mental, une baisse d’intérêt, un effritement de la créativité, une angoisse en anticipant les journées, ainsi que des difficultés de sommeil. Nous pouvons nous sentir plus sensibles, tristes ou irritables.
Rigidité
Lorsque nous sommes aux prises avec un schéma d’exigences élevées ou que nous ressentons cette pression à performer, nos idéaux tendent à devenir rigides. Nous ne sommes plus guidés par des codes moraux ou par des attentes flexibles (p. ex., « idéalement, je m’entraînerais quatre fois par semaine »), mais plutôt par des impositions inflexibles (« je dois m’entraîner quatre fois par semaine »). Lorsque la vie interfère avec ces exigences strictes, nous ressentons une vague d’inconfort, de culpabilité, de remords, voire de mépris. Lorsque nous respectons à la lettre nos critères élevés de performance, nous nous empêchons de vivre dans le flow et d’être à l’écoute de nos limites ou de nos besoins. Ceci nous prédispose donc à toutes sortes de dérèglements et même à des blessures physiques. Parfois, nous projetons cette rigidité sur les gens de notre entourage. Nous devenons exigeants, intransigeants, parfois contrôlants. Lorsque notre entourage ne répond pas à nos attentes, nous sommes outrés, insultés, fâchés. Puisque nous avons beaucoup d’attentes, nous sommes souvent déçus.
Déséquilibre dans les sphères de vie
Le travail, nos projets, nos ambitions deviennent au cœur de notre existence. Notre quotidien est dépourvu de plaisir, en priorisant les actions qui produiront des résultats concrets (p. ex., éliminer quelques corvées sur notre liste de choses à faire au lieu d’aller prendre un café avec une amie). La notion de loisirs existe pour les autres et ne s’applique pas à soi, faute de temps. Nous négligeons fréquemment certaines sphères de vie indispensables au bien-être tels l’amitié, la famille, le repos.
Déconnexion avec soi
En étant dans la constante quête de la perfection, des accomplissements ou du prestige, nous nous dissocions de notre ressenti et de nos besoins. Le corps nous parle, mais nous l’entendons plus. Pendant une longue période de ma vie, la surcharge de stress me transformait, et ce, même si je maintenais une alimentation saine et une routine de yoga et d’activité physique régulière. Mon corps réagissait, se dérèglait. Ma fatigue était camouflée par les décharges d’adrénaline, mais je n’avais pas le luxe de m’arrêter… Un jour, j’ai eu un wake-up call impossible à ignorer. Mon corps me parlait et je devais enfin l’écouter attentivement. C’est à ce moment que j’ai entrepris une série de changements drastiques dans ma vie. Sans vous rendre à ce point, vous arrive-t-il d’ignorer une vague de fatigue au profit de la tâche en cours? De retenir une envie? De tolérer une faim plutôt que d’aller manger? De banaliser une émotion en la mettant sur le dos des hormones ou d’autres facteurs?
Ralentir est tout un art. Aussitôt inactifs, plusieurs d’entre nous sommes heurtés à nos programmations qui préconisent le perfectionnisme et la productivité. Je vous propose donc un recadrage très nécessaire quant à notre façon de percevoir l’inaction et le ralentissement, pour y incorporer une dimension de productivité : je vous invite à percevoir la productivité qui découle des moments de non-productivité. Ces moments précieux se comparent à des petites îles dans notre quotidien sur lesquelles on y retrouve des pistes d’atterrissage pour que notre avion puisse se ravitailler, faire le plein et l’entretien. Dans les moments de repos et de recueillement, le corps profite d’un contexte optimal pour exécuter un réaménagement important et favoriser un retour vers l’homéostasie. Les cellules se réparent. La pensée devient plus claire et créative. Nous intégrons les souvenirs de la journée, métabolisons les hormones de stress et digérons les émotions cumulées. Nos ressources se régénèrent.
Il m’arrive encore d’avoir des échos de ces anciens schémas axés obsessivement sur le « faire » et la productivité : je ressens parfois de tels relents en jouant avec ma fille, lors d’une conversation qui s’étire, lorsque je tarde à m’endormir … Je dois renouveler constamment mon intention d’être présente et me demander: « veux-tu vraiment perdre la magie du moment? Cet instant ne reviendra pas deux fois… »
Je vous invite donc, tout un chacun, à être doux et bienveillant envers vous-même. Vous n’avez pas à voyager à l’autre bout du monde pour savourer le calme et apaiser vos idéaux exigeants. Fermez les yeux quelques secondes après cette lecture et contemplez, dans un état de présence attentive, votre expérience de l’instant présent. Il y a un coucher de soleil dans chaque moment.
Pour approfondir votre réflexion, je vous propose la lecture du chapitre portant sur le schéma d’exigences élevées de l’excellent livre « Je réinvente ma vie : vous valez mieux que vous ne pensez » de Jeffrey Young et Janet Klosko. Je vous réfère aussi à mon livre « Calme au cœur du chaos : stratégies et exercices pour cultiver l’équilibre au quotidien » dans lequel vous y retrouverez des chapitres portant sur l’équilibre (chapitre trois), les schémas fondamentaux (chapitre cinq), et l’art de ralentir (chapitre dix).